Un exemple de travail fait en CPGE (spécialité histoire-géographie, année scolaire 2015-6)
Emmanuel Boisset | Vendredi 24 Juin 2016

Des essais nucléaires en Corse ?

Des essais nucléaires en Corse ? Non, il n'a jamais été question d'envoyer une bombe nucléaire sur l'île. Pourtant, en 1960, il y a bel et bien une volonté de transformer l'ancienne mine de l'Argentella en site d'essais nucléaires souterrains.
 
Dans un contexte de Guerre froide et de décolonisation, la nécessité de pouvoir tester des armes nucléaires rencontre le problème de la perte de territoires propices à ces essais. C'est dans cette double optique que le site de l'Argentella a été envisagé. Mais à cette complexité à l'échelle nationale et internationale se rajoute une situation locale tout aussi problématique. Rapidement, la population se soulève et pousse l’État à abandonner le projet. 

Quel intérêt peut alors présenter l'étude de ce projet rapidement avorté ? Plus d'un demi-siècle après les événements, les implications sont multiples. Différents enjeux se recoupent tant en ce qui concerne les questions identitaires que les intérêts stratégiques ou la reconversion touristique.
 
Des réactions vives au projet en 1960
Les raisons qui ont poussé à envisager le massif de l’Argentella comme site d'essais nucléaires
Un contexte historique particulier, celui de la réalité nucléaire lors de la Guerre froide
Le devenir du site et les acteurs qui y participent

 
Ainsi dans un esprit de préservation de la mémoire du site de l'Argentella, nous nous sommes posés toutes ces questions et nous vous présentons le fruit de nos recherches.
 
Les spécialistes Histoire-Géographie de la CPGE littéraire du lycée Giocante de Casabianca vous souhaitent une bonne lecture.

Des réactions vives au projet en 1960
 
L’opposition au projet de transformation de l'ancienne mine de l’Argentella en site d’essais nucléaires a été vive dès que le projet a été connu de la population, déjà mobilisée autour d'enjeux économiques et sociaux :
 
D’importantes réactions contre le projet de site d’essais nucléaires
 
L'histoire commence à la mi-avril 1960.
« Le 20 avril 1960, dans le plus grand secret, un avion dépose à Ajaccio une petite équipe du CEA [Commissariat à l'Energie Atomique], comprenant notamment des personnalités de la direction des applications militaires. Le Sous-préfet et l'armée les escortent. Tout a été organisé, raconte Emile Goutorbe (l'un des membres de la mission) pour tirer une bombe (« de faible puissance ») dans la mine de l'Argentella. Elle doit débarquer par l'aéroport de Bastia. Le terrain a été bien préparé avec les élus et les autorités locales, grâce à la promesse d'une manne céleste pour l'île (infrastructures diverses) et pour son économie.
Arrivés sur le site, tout se passe bien le premier jour. Mais le second, la mèche est éventée avant que l'équipe ait pu réceptionner le moindre matériel. L'hôtelier demande à ses pensionnaires indésirables de déguerpir. Des hommes, couchés sur le sol, leur barrent la route. Le responsable local des renseignements généraux informe l'équipe que leur sécurité est menacée. S'ensuivront, jusqu'à mi-mai, des échanges téléphoniques fébriles entre la gendarmerie, qui sert de cabine de taxiphone au chef de mission (ce qui a laissé croire à certains qu'il y était séquestré) et Paris. »
 
Alain Gauthier, Mines et Mineurs de la Corse, p. 89
 
De nombreuses contestations se font entendre dans toute l’ile. Le 3 mai 1960 plus de 10 000 personnes manifestent à Ajaccio. Des manifestations ont aussi lieu à Calvi et Bastia. Une dizaine d'élus se réunissent pour protester à Ponte Novu, haut lieu du nationalisme corse depuis la défaite de Pascal Paoli en 1769.
 
Une situation de crise économique et démographique en Corse
 
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'île est dans une situation de léthargie économique déjà ancienne. Les perspectives industrielles ébauchées au XIXème siècle n'ont pas porté leurs fruits. En 1937, il y avait 50 établissements industriels et seulement 20 en 1944.
 
De plus, la population corse est en déclin, les jeunes s’exilent car l’avenir économique de la Corse leur semble compromis. Ils partent donc chercher du travail ailleurs. Il y avait environ 180 000 habitants en Corse en 1960, le plus bas niveau démographique atteint depuis le XIXème siècle.
 
Face à cette situation, les promoteurs du centre d’essais nucléaires de l'Argentella mettent en avant le volontarisme de l'Etat en matière de développement de la Corse, compensation déguisée des répercussions négatives du projet, qui sont par ailleurs minimisées. Le Premier ministre Michel Debré écrit ainsi au Président du Conseil général, le 23 avril 1960 : « [Les explosions] n'auront lieu qu'entre le 1er novembre et le 1er avril, c'est-à-dire en dehors de la saison touristique. Je suis sûr que ces précisions […] vous confirmeront la volonté du gouvernement de ne rien entreprendre qui puisse menacer l'expansion de la Corse à un moment où, à ma demande, les divers ministères intéressés se préparent à arrêter un plan d'action définitif qui doit permettre à ce département français de connaître le maximum de prospérité. » (Nice-Matin, le 29 avril 1960).
 
Une opinion déjà mobilisée : le précédent du mouvement du 29 novembre
 
Ce discours tranche avec celui qu'affichait l'Etat à peine un an plus tôt. « Un autocar et cinq camions suffiraient à assurer le trafic de l'île », déclare alors publiquement Robert Buron, ministre des transports. Le 23 octobre 1959, le gouvernement annonce son intention de supprimer l'unique ligne ferroviaire de l'île, reliant Ajaccio à Bastia. D'après l'Etat, sa faible fréquentation ne justifie plus son existence. Excédée par ce qu'elle perçoit comme un recul de la modernité sur l’île, la population réagit en créant un premier mouvement, dit du 29 novembre 1959.
 
Trente mille personnes signent une pétition s'opposant à ce projet de fermeture. Puis le 11 mars 1960, un état de grève générale est proclamé à l’échelle de l’île. Cette première opération « isula morta » marque une mobilisation massive de la société corse contre la décision de l’État.

Un exemple de travail fait en CPGE (spécialité histoire-géographie, année scolaire 2015-6)
Les raisons qui ont poussé à envisager le massif de l’Argentella comme site d'essais nucléaires
 
Bien que rapidement abandonnée, l’idée de l’Argentella comme site d’essais nucléaires a été évoquée en raison des caractéristiques de ce massif :
 
Le passé industriel
 
Le site de l’Argentella a été le théâtre de l’essor industriel de la Corse. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, plusieurs investisseurs s’y succèdent pour effectuer des travaux de prospection qui permettent d’identifier un gisement de plomb argentifère. Une énorme usine, alors ultramoderne, est même construite pour exploiter le minerai. Ses ruines sont encore visibles et accessibles aujourd’hui. L’exploitation fut en effet abandonnée moins d’un demi-siècle après sa mise en service, le filon s’étant épuisé plus vite que ne l’espéraient les propriétaires. En déshérence dès les premières décennies du XXème siècle, la mine est déclarée « orpheline » et la concession récupérée par l’État qui envisage, en 1960, d’y installer un site d’essais nucléaires.
 
Une géologie favorable à l’exploitation minière puis aux essais nucléaires
 
La géologie du massif de l’Argentella est le facteur déterminant de l’usage réservé au site. La mer est dominée par les hauteurs granitiques du relief balanin, abritant des galeries qui s’enfoncent dans le gisement de plomb argentifère. La roche recèle également de la galène, ainsi que du zinc, du fer et de l’arsenic en quantité réduite. À proximité se trouve enfin un gisement de pyrite cuivreuse, dont l’exploitation fut un temps envisagée.
 
 « Le gisement se classe dans les minéralisations de type amas ou stockwerks (filonnets enchevêtrés) de haute ou moyenne température liées aux parties hautes de batholite granitique. À l’Argentella, on a affaire à un batholite monté dans la croûte au cours de la grande période métallogénique de la fin du Carbonifère et du Permien (l’épisode dit « de moins 300 millions d'années ») qui voit sur le continent la mise en place de nombreux gisements économiques d’or, d’uranium, d’antimoine, et de tungstène. La roche plutonique est un leucogranite caractérisé par une fissuration particulièrement intense de l’ensemble du massif. »
Alain Gauthier, Mines et Mineurs de la Corse, p. 90, article par Jean Feraux du BRGM
 
De son passé minier, l’Argentella conservait au milieu du XXème siècle plusieurs dizaines de galeries. Certaines sont encore accessibles mais dangereuses. En 1960, ces galeries pouvaient être envisagées comme embryon des installations souterraines nécessaires aux essais nucléaires. De plus, la nature granitique de la roche, vitrifiée en profondeur lors des explosions, éliminait, selon les autorités, le risque de rejets de matériel irradié dans l’environnement. Le granit, de par son caractère solide, limite les dégâts et les fissures causés par les essais, et il contient moins de nappes d’eau souterraines utiles à la population, susceptibles d'être contaminées, que les roches sédimentaires.
 
Situation et isolement relatif
 
Malgré l’exploitation passée du site, l’Argentella est aujourd’hui une région à faible densité de population comme en témoigne par exemple l'état des routes. Le fort relief limite les constructions. Cette faible démographie donne aux environs du site leur caractère préservé, permettant à la région de trouver aujourd’hui une nouvelle vie dans le tourisme.
 
Evolution de la population de quelques communes entre 1968 et 2012
 
  1968 1975 1982 1990 1999 2012 Densité de population en 2013
(habitants / km2)
Galéria 350 311 306 305 303 327 2,4
Manso 79 125 175 130 107 107 0,9
Moncale 131 162 176 170 200 281 41,3
Calenzana 1061 1478 1623 1535 1723 2308 12,6
(INSEE)
 
Après l’existence préalable des galeries, cette faible densité de population était présentée, en 1960, comme l’élément déterminant qui initia l’idée de tests nucléaires. À cette époque, le massif était effectivement quasiment désert.
 
Pourtant, alors que la plupart des sites d'essais nucléaires dans le monde sont situés à une distance minimum de 100 kilomètres par rapport aux espaces peuplés alentours (Mururoa, Nevada Test Site, …), le site de l’Argentella se trouve à une distance peu raisonnable de petites agglomérations comme Calvi (12 kilomètres à vol d’oiseau).

Extrait d’une photographie aérienne de 1960 centrée sur l’Argentella (source : Géoportail) :



Un exemple de travail fait en CPGE (spécialité histoire-géographie, année scolaire 2015-6)
La réalité nucléaire dans le contexte de la Guerre froide
 
La conversion de l'énergie nucléaire en arme est envisagée dès les années 1930. Elle représente dès lors un enjeu stratégique majeur, et nécessite des expérimentations. Les conséquences néfastes de ces essais sur les populations civiles ne sont cependant pas prises en compte.
 
Une arme stratégique
 
Les Etats-Unis, premiers détenteurs de l'arme nucléaire, sont les seuls à l'avoir utilisée, en 1945 (Hiroshima, Nagasaki), démontrant sa capacité destructrice. Ils font ainsi entrer le monde dans l'ère atomique. Durant la Guerre froide, la réalité diplomatique et militaire mondiale se réorganise autour des puissances nucléaires. La bombe atomique a essentiellement des visées dissuasives plutôt qu'opérationnelles. En effet, elle est si destructrice qu'attaquer un Etat qui la possède serait risquer des destructions telles en représailles qu'elles rendraient la précédente attaque inutile. Se déclenche alors une véritable course aux armements. La volonté des Etats d'acquérir l'arme prend des allures de compétition, comme l'illustre la caricature ci-dessus publiée le 29 octobre 1962 dans le Daily News, montrant le président soviétique Khrouchtchev et le président américain Kennedy.
 Après les Etats-Unis, l'URSS obtient la bombe atomique en 1949, le Royaume-Uni en 1952, la France en 1960 et la Chine en 1964.
 
Des expérimentations
 
La fission nucléaire (bombe A) est remplacée par la fusion thermonucléaire (bombe H). Par exemple, la bombe H testée par les Américains à Bikini en 1954 est 20 fois plus puissante que les bombes A d'Hiroshima et Nagasaki. Afin d'acquérir et de perfectionner cette arme, des essais nucléaires sont jugés nécessaires par les Etats la développant. Ces essais sont d'abord atmosphériques, mais aussi sous-marins et même spatiaux avant d'être souterrains. La France les effectue en Algérie (site d'In Ekker) jusqu'au début des années 1960. Après quoi la décolonisation contraint l’État à rechercher un nouveau site d'essais. Le CEA (Commissariat à l'Energie Atomique) envisage pendant un temps le site de l'Argentella, ancienne mine argentifère, mais y renonce vite du fait des multiples oppositions au projet. Par la suite, c'est le site polynésien de Moruroa qui est choisi.
 
Conséquences sur les populations
 
A l'époque la bombe atomique est un outil stratégique essentiel pour les Etats qui considèrent comme secondaires les problèmes sanitaires générés par ces essais. On peut même affirmer qu'il s'agit d'un véritable déni des risques auxquels sont exposées les populations. Les précautions prises, notamment en installant les sites d'essais à bonne distance des lieux habités, ne suffisent pas. En témoignent l'accident d'In-Ekker en 1958, les conditions sanitaires catastrophiques aux Îles Marshall après l'essai américain de Bikini en 1954 et en Polynésie française après les essais de Mururoa  jusqu'en 1996, ou encore la forte prévalence des malformations près de Semipalatinsk au Kazakhstan.

Le devenir du site et ses acteurs
 
Le site de l'Argentella a certes un passé fort mais aussi un présent et un avenir qui interrogent.
 
Patrimoine
 
La question de la patrimonialisation se pose à l'Argentella. Certains projets sont en cours mais bien peu ont abouti. Pourtant la reconversion touristique est déjà là. À l'entrée du site se trouvent un camping et un bar-tabac.
Au cours de notre visite du site, nous avons rencontré Sabine, une touriste allemande venue avec sa famille. Sabine nous a expliqué qu'elle était très curieuse de comprendre ce qu'étaient ces installations. Elle nous a paru très enthousiaste à ce sujet, confirmant l'existence d'une demande d'information et de mise en valeur touristique. Cependant elle nous a confié qu'elle s'était inquiétée pour sa fille en raison du caractère périlleux de certains passages de sa visite.  De fait, une exploitation patrimoniale du site ne pourra se faire sans sécurisation préalable.
 
Sécurité
 
Avec l'abandon des activités minières, restent différentes installations qui aujourd'hui présentent des dangers : les galeries de la mine et le barrage sur le ruisseau de Cherchju ainsi que les vestiges des installations industrielles.
La gestion de ces risques est complexe. Plusieurs services de l’État et collectivités locales s'en partagent la responsabilité d'une façon parfois difficile à comprendre pour les néophytes
 
Environnement
 
Si la sécurisation vise avant tout à protéger les Hommes, il y a aussi une volonté de protection du site en lui-même. En effet, l'Argentella figure dans l'inventaire des ZNIEFF (Zone Naturelle d'Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique). On trouve par exemples des chauves-souris dans les anciennes galeries. Elles sont protégées par diverses associations écologistes. Ici le conflit d'intérêts entre mise en valeur économique et préservation de l’environnement semble pouvoir être évité car le riche patrimoine naturel du site permet une valorisation touristique. Le site est ainsi partiellement intégré dans le Parc Naturel Régional de Corse, ce qui peut être interprété comme un premier pas des autorités dans le sens d'une préservation plus importante tout en développant certaines activités économiques adaptées.
 
Mémoire
 
Le projet d'essais nucléaires des années 60 a soulevé une vague de contestations, la question environnementale s’accompagnant à l'époque de préoccupations identitaires. Il y a donc un véritable enjeu de mémoire sur ce site. Le passé nucléaire est en effet de plus en reconnu, comme le montre à une autre échelle l'appellation « Patrimoine mondial de l'humanité » décernée par l'UNESCO à l'ancien site d'essais nucléaire de Bikini dans le Pacifique ou encore la récente visite de Barack Obama (mai 2016) à Hiroshima en mémoire du bombardement. Le site de l'Argentella s'inscrirait donc à la fois dans la large histoire du nucléaire dans le monde mais aussi dans celle de la construction de l'identité corse.

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