Mon père tenait Anatole France pour le plus grand écrivain du siècle
; il m’avait fait lire à la fin des vacances Le lys rouge et Les
dieux ont soif. J’avais témoigné peu d’enthousiasme.
Il insista et me donna pour mes dix-huit ans les quatre volumes de La vie littéraire.
L’hédonisme de France m’indigna. Il ne cherchait dans l’art
que d’égoïstes plaisirs : quelle bassesse ! pensais-je. Je méprisais
aussi la platitude des romans de Maupassant que mon père considérait
comme des chefs-d’œuvre. Je le dis poliment, mais il en prit de l’humeur
: il sentait bien que mes dégoûts mettaient en jeu beaucoup de choses.
Il se fâcha plus sérieusement quand je m’attaquai à
certaines traditions. Je subissais avec impatience les déjeuners, les dîners
qui plusieurs fois par an réunissaient chez une cousine ou une autre toute
ma parentèle ; Les sentiments seuls importent, affirmai-je, et non les
hasards des alliances et du sang ; mon père avait le culte de la famille
et il commença à penser que je manquais de cœur. Je n’acceptais
pas sa conception du mariage ; moins austère que les Mabille, il y accordait
à l’amour une assez large place ; mais moi je ne séparais
pas l’amour de l’amitié ; entre ces deux sentiments, il ne
voyait rien de commun. Je n’admettais pas qu’un des deux époux
« trompât » l’autre : s’ils ne se convenaient plus,
ils devaient se séparer. Je m’irritais que mon père autorisât
le mari à « donner des coups de canif dans le contrat ». Je
n’étais féministe dans la mesure où je ne me souciais
pas de politique : le droit de vote, je m’en fichais. Mais à mes
yeux, hommes et femmes étaient au même titre des personnes et j’exigeais
entre eux une exacte réciprocité. L’attitude de mon père
à l’égard du « beau sexe » me blessait. Dans l’ensemble,
la frivolité des liaisons, des amours, des adultères bourgeois m’écœurait.
Mon oncle Gaston m’emmena, avec ma sœur et ma cousine voir une innocente
opérette de Mirande : Passionnément ; au retour, j’exprimai
ma répugnance avec une vigueur qui surprit beaucoup mes parents : je lisais
pourtant Gide et Proust sans sourciller. La morale sexuelle courante me scandalisait
à la fois par ses indulgences et par ses sévérités.
J’appris avec stupeur en lisant un fait divers que l’avortement était
un délit ; ce qui se passait dans mon corps ne concernait que moi ; aucun
argument ne m’en fit démordre.
Nos disputes s’envenimèrent assez vite ; j’aurais pu, s’il s’était montré tolérant, accepter mon père tel qu’il était ; mais moi, je n’étais encore rien, je décidais de ce que j’allais devenir et en adoptant des opinions, des goûts opposés aux siens, il lui semblait que délibérément je le reniais. D’autre part, il voyait beaucoup mieux que moi sur quelle pente je m’étais engagée. Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances : elle impliquait en fait sa liquidation.
Portrait de Clara:
Clara Zetkin à Bâle a déjà passé la cinquantaine. La longue vie, la longue histoire qu’elle a derrière elle, n’est rien au prix de celle qui s’ouvre à son avenir.
Elle n’est pas belle, mais il y a en elle quelque chose de fort, qui dépasse la femme. Plutôt petite, elle surprend par la largeur des traits. Ses cheveux sont blonds encore, et de cette espèce de cheveux lourds que ni peigne ni épingles ne peuvent jamais retenir. Le squelette du visage est marqué, puissant. On ne peut pas dans une foule faire autrement que de la voir. Elle est assez négligemment habillée, mais ce ne sont pas ses corsages rayés, ou la fourrure mal assise sur ses épaules, qui retiennent l’attention, qui l’attirent sur elle. Ce qu’il y a d’insolite en elle, ce sont ses yeux.
L’auteur de ce livre a vu vingt ans plus tard Clara Zetkin presque mourante. Alors encore, à Moscou épuisée par la maladie et l’âge, décharnée et ne retrouvant plus son souffle au bout de phrases qui semblaient chacune venir comme une flèche du passé vivant qu’elle incarnait, alors encore elle avait ces yeux démesurés et magnifiques, les yeux de toute l’Allemagne ouvrière, bleus et mobiles, comme des eaux profondes traversées par des courants. Cela tenait des mers phosphorescentes, et de l’aïeul légendaire, du vieux Rhin allemand. […]
Elle parle. Elle parle non point comme une femme isolée, comme une femme qui a pris conscience pour elle-même d’une grande vérité, comme une femme à qui des circonstances exceptionnelles ont donné les connaissances et les facultés d’un homme, comme une femme de génie, née dans un laboratoire humain.
Elle parle au contraire comme une femme, pour les autres femmes, pour exprimer ce que pensent toutes les femmes d’une classe. Elle parle comme une femme dont l’esprit s’est formé dans les conditions de l’oppression, au milieu de sa classe opprimée. Elle n’est pas une exception. Ce qu’elle dit vaut parce que des milliers, des millions de femmes le disent avec elle. Elle s’est formée comme elles non pas dans le calme de l’étude et de la richesse, mais dans les combats de la misère et de l’exploitation. Elle est simplement à un haut degré d’achèvement le nouveau type de femme qui n’a plus rien à voir avec cette poupée, dont l’asservissement, la prostitution et l’oisiveté ont fait la base des chansons et des poèmes à travers toutes les sociétés humaines, jusqu’aujourd’hui.
Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend toute ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. Celle avec qui tout simplement ce problème ne se pose plus. Le problème social de la femme avec elle ne se pose plus différemment de celui de l’homme. « C’est précisément parce que la victoire future du socialisme se prépare dans le combat contre la guerre, s’écrie-t-elle, que nous autres femmes, nous renforçons ce combat. Moins encore que pour les ouvriers, les états nationaux peuvent être pour nous une patrie véritable. Nous devons nous-mêmes créer cette patrie dans la société socialiste qui seule garantit les conditions de la complète émancipation humaine. »
Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante.
Et c’est elle que je chanterai.
Portrait de Diane:
Les Brunel déménagèrent rue d’Offémont, où ils eurent un petit hôtel avec valet de pied, et une voiture au mois. La vaisselle de toilette de Diane étant en or, était exposée dans le hall. On suppose que Diane devait se laver dans la porcelaine de son cabinet de toilette.
Il y avait une profusion extraordinaire d’objets d’église précieux dispersés dans la maison. Le chiffre des plus grandes maisons de France se retrouvait sur de nombreux objets usuels ; brusquement les Brunel se servaient d’un nouveau service de table de quelques centaines de pièces. Des chasubles venaient s’affaler sur l’un des trois pianos.
Quant à Georges et Diane, c’était le couple le mieux uni qui se pût voir. Guy commençait à jouer une petite sonate sur son violon. Et généraux, chefs de service aux ministères, députés, diplomates, banquiers, brasseurs d’affaires, écoutaient dans le ravissement, le soir après diner, le crin-crin pas trop laborieux du jeune Mozart, comme on l’appelait dans l’intimité. On applaudissait.
Diane savait alors venir poser sur la tête du gosse une main maternelle qui faisait au bout de son bras nu un geste à peine étudié. "Il faut aller se coucher, mon enfant." Avec le petit prodige et le violon, la mère ainsi debout, était irrésistible. Le peintre Roll fit son portrait qui fut exposé aux Artiste Français.
Portrait de Catherine:
En 1912, Catherine a vingt-six ans, et elle est un témoignage vivant de ce que le Dictionnaire Larousse affirme des Géorgiens, à savoir que c’est la plus belle race humaine qui soit au monde. Toutes les légendes amassées sur l’origine des hommes et l’Iran et les paradis terrestres et le Caucase au front duquel se seraient suspendus des bateaux, toutes les explications mythiques de la puissance des hommes blancs de l’Inde aux mers armoricaines, viennent sombrer dans le noir Orient de ses cheveux. Une masse de ténèbres au-dessus d’une jeune fille, ployant son cou mince et long, noyant sa tête d’oiseau dont il n’est possible de retenir que les yeux démesurés, le regard vert sous les cils incroyables, la bouche faite avec un rouge sombre, le teint d’une blancheur surnaturelle. Espèce de chimère moderne, très mince et sans défaut, la féminité faite femme et juchée sur des talons Louis XV à défier l’expression, roulée dans sa robe on dirait, une espèce de fourreau de velours noir, avec des mains et des pieds si petits qu’on prétend parfois que c’est laid, enfant au-delà de l’enfance, et une voix profonde comme la nuit, elle a l’air d’être la dernière expression de tout un monde, son charme et sa négation. A vingt-six ans, elle n’a pas cessé d’en avoir seize, malgré ce sentiment qu’elle a d’être d’une beauté scandaleuse, et elle aime ce scandale, entre autres. Bien que du pays familial il n’y ait plus qu’une image effacée, intermittente et lointaine au fond de ses yeux glauques, et encore elle n’est pas sûre de ne pas confondre Tiflis avec des paysages de la Suisse italienne où elle se revoit à cinq ans accrochée aux jupons de sa mère, et il y a des cristaux sur la table, et de la mandoline en l’air, et des messieurs empressés autour de Mme Simonidzé, et des montagnes, les lacs bleus, des jouets de bois peint … bien que du pays familial, et de son père, un homme avec une barbe noire et des puits de pétrole, elle ne sache guère que ce que racontent des photos jaunissantes que sa mère entasse dans un coffret persan, Catherine, comme Hélène Mercurot, son aînée, a gardé de là-bas ce roucoulement de pigeon, qui fait que dans un lieu public les gens se retournent surpris, et elle aime par un certain mauvais goût à quoi tout conspire, à compliquer d’un parfum d’aventurière son allure imperdable de fillette blessée. Elle est, elle restera du temps des cartes postales de Raphael Kirchner, le Viennois, où de demi-vierges en camaïeu sur fond d’or soufflent des ronds de fumée, cueillent des cerises avec des bras nus. Le commandant Mercurot est arrivé à déshabituer sa femme de la cigarette, mais il doit bien supporter les Batscharis de sa belle-sœur, même à table, même quand il y a là un de ses subordonnés, comme le lieutenant Desgouttes-Valèze, ou Régis, ou Saint Juran.
Le destin de Pierre de Sabran n’émeut pas très vivement Mlle Simonidzé. Elle dit que dans cette histoire s’il y a une victime c’est Mme Brunel, qui est très belle, paraît-il, et dans la société actuelle toutes les femmes sont des esclaves, et il faut prendre leur parti à toutes les occasions.
Le commandant fait observer que la victime a un certain train de maison, et somme toute partage avec son mari les fruits de l’usure, mais Catherine se fâche un peu. Puisque c’est son mari, c’est un maître, et vous êtes tous les mêmes à jeter la pierre aux femmes, elles ne sont pas solidaires de vous. […]
Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.
C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.
C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme.
Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d’angoisse, si bien décrite et analysée par certaines des personnalités que votre commission spéciale a entendues au cours de l’automne 1973.
Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s’en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection.
Parmi ceux qui combattent aujourd’hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d’aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu’ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l’appui moral dont elles avaient grand besoin ?
Je sais qu’il en existe et je me garderai de généraliser. Je n’ignore pas l’action de ceux qui, profondément conscients de leurs responsabilités, font tout ce qui est à leur portée pour permettre à ces femmes d’assumer leur maternité. Nous aiderons leur entreprise ; ous ferons appel à eux pour nous aider à assurer les consultations sociales prévues par la loi.
Mais la sollicitude et l’aide, lorsqu’elles existent, ne suffisent pas toujours à dissuader. Certes, les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes sont parfois moins graves qu’elles ne le perçoivent. Certaines peuvent être dédramatisées et surmontées ; mais d’autres demeurent qui font que certaines femmes se sentent acculées à une situation sans autre issue que le suicide, la ruine de leur équilibre familial ou le malheur de leurs enfants.
C’est là, hélas !, la plus fréquente des réalités, bien davantage que l’avortement dit de "convenance". S’il n’en était pas ainsi, croyez-vous que tous les pays, les uns après les autres, auraient été conduits à réformer leur législation en la matière et à admettre que ce qui était hier sévèrement réprimé soit désormais légal ?
Ainsi, conscient d’une situation intolérable pour l’Etat et injuste aux yeux de la plupart, le gouvernement a renoncé à la voie de la facilité, celle qui aurait consisté à ne pas intervenir. C’eût été cela le laxisme. Assumant ses responsabilités, il vous soumet un projet de loi propre à apporter à ce problème une solution à la fois réaliste, humaine et juste.
Nos disputes s’envenimèrent assez vite ; j’aurais pu, s’il s’était montré tolérant, accepter mon père tel qu’il était ; mais moi, je n’étais encore rien, je décidais de ce que j’allais devenir et en adoptant des opinions, des goûts opposés aux siens, il lui semblait que délibérément je le reniais. D’autre part, il voyait beaucoup mieux que moi sur quelle pente je m’étais engagée. Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l’élite se distingue ; ma critique ne tendait, pensais-je, qu’à la débarrasser de vaines survivances : elle impliquait en fait sa liquidation.
Simone de Beauvoir "Mémoires d’une
jeune fille rangée" (1958)
Portrait de Clara:
Clara Zetkin à Bâle a déjà passé la cinquantaine. La longue vie, la longue histoire qu’elle a derrière elle, n’est rien au prix de celle qui s’ouvre à son avenir.
Elle n’est pas belle, mais il y a en elle quelque chose de fort, qui dépasse la femme. Plutôt petite, elle surprend par la largeur des traits. Ses cheveux sont blonds encore, et de cette espèce de cheveux lourds que ni peigne ni épingles ne peuvent jamais retenir. Le squelette du visage est marqué, puissant. On ne peut pas dans une foule faire autrement que de la voir. Elle est assez négligemment habillée, mais ce ne sont pas ses corsages rayés, ou la fourrure mal assise sur ses épaules, qui retiennent l’attention, qui l’attirent sur elle. Ce qu’il y a d’insolite en elle, ce sont ses yeux.
L’auteur de ce livre a vu vingt ans plus tard Clara Zetkin presque mourante. Alors encore, à Moscou épuisée par la maladie et l’âge, décharnée et ne retrouvant plus son souffle au bout de phrases qui semblaient chacune venir comme une flèche du passé vivant qu’elle incarnait, alors encore elle avait ces yeux démesurés et magnifiques, les yeux de toute l’Allemagne ouvrière, bleus et mobiles, comme des eaux profondes traversées par des courants. Cela tenait des mers phosphorescentes, et de l’aïeul légendaire, du vieux Rhin allemand. […]
Elle parle. Elle parle non point comme une femme isolée, comme une femme qui a pris conscience pour elle-même d’une grande vérité, comme une femme à qui des circonstances exceptionnelles ont donné les connaissances et les facultés d’un homme, comme une femme de génie, née dans un laboratoire humain.
Elle parle au contraire comme une femme, pour les autres femmes, pour exprimer ce que pensent toutes les femmes d’une classe. Elle parle comme une femme dont l’esprit s’est formé dans les conditions de l’oppression, au milieu de sa classe opprimée. Elle n’est pas une exception. Ce qu’elle dit vaut parce que des milliers, des millions de femmes le disent avec elle. Elle s’est formée comme elles non pas dans le calme de l’étude et de la richesse, mais dans les combats de la misère et de l’exploitation. Elle est simplement à un haut degré d’achèvement le nouveau type de femme qui n’a plus rien à voir avec cette poupée, dont l’asservissement, la prostitution et l’oisiveté ont fait la base des chansons et des poèmes à travers toutes les sociétés humaines, jusqu’aujourd’hui.
Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend toute ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. Celle avec qui tout simplement ce problème ne se pose plus. Le problème social de la femme avec elle ne se pose plus différemment de celui de l’homme. « C’est précisément parce que la victoire future du socialisme se prépare dans le combat contre la guerre, s’écrie-t-elle, que nous autres femmes, nous renforçons ce combat. Moins encore que pour les ouvriers, les états nationaux peuvent être pour nous une patrie véritable. Nous devons nous-mêmes créer cette patrie dans la société socialiste qui seule garantit les conditions de la complète émancipation humaine. »
Maintenant, ici, commence la nouvelle romance. Ici finit le roman de chevalerie. Ici pour la première fois dans le monde la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination d’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante.
Et c’est elle que je chanterai.
Portrait de Diane:
Les Brunel déménagèrent rue d’Offémont, où ils eurent un petit hôtel avec valet de pied, et une voiture au mois. La vaisselle de toilette de Diane étant en or, était exposée dans le hall. On suppose que Diane devait se laver dans la porcelaine de son cabinet de toilette.
Il y avait une profusion extraordinaire d’objets d’église précieux dispersés dans la maison. Le chiffre des plus grandes maisons de France se retrouvait sur de nombreux objets usuels ; brusquement les Brunel se servaient d’un nouveau service de table de quelques centaines de pièces. Des chasubles venaient s’affaler sur l’un des trois pianos.
Quant à Georges et Diane, c’était le couple le mieux uni qui se pût voir. Guy commençait à jouer une petite sonate sur son violon. Et généraux, chefs de service aux ministères, députés, diplomates, banquiers, brasseurs d’affaires, écoutaient dans le ravissement, le soir après diner, le crin-crin pas trop laborieux du jeune Mozart, comme on l’appelait dans l’intimité. On applaudissait.
Diane savait alors venir poser sur la tête du gosse une main maternelle qui faisait au bout de son bras nu un geste à peine étudié. "Il faut aller se coucher, mon enfant." Avec le petit prodige et le violon, la mère ainsi debout, était irrésistible. Le peintre Roll fit son portrait qui fut exposé aux Artiste Français.
Portrait de Catherine:
En 1912, Catherine a vingt-six ans, et elle est un témoignage vivant de ce que le Dictionnaire Larousse affirme des Géorgiens, à savoir que c’est la plus belle race humaine qui soit au monde. Toutes les légendes amassées sur l’origine des hommes et l’Iran et les paradis terrestres et le Caucase au front duquel se seraient suspendus des bateaux, toutes les explications mythiques de la puissance des hommes blancs de l’Inde aux mers armoricaines, viennent sombrer dans le noir Orient de ses cheveux. Une masse de ténèbres au-dessus d’une jeune fille, ployant son cou mince et long, noyant sa tête d’oiseau dont il n’est possible de retenir que les yeux démesurés, le regard vert sous les cils incroyables, la bouche faite avec un rouge sombre, le teint d’une blancheur surnaturelle. Espèce de chimère moderne, très mince et sans défaut, la féminité faite femme et juchée sur des talons Louis XV à défier l’expression, roulée dans sa robe on dirait, une espèce de fourreau de velours noir, avec des mains et des pieds si petits qu’on prétend parfois que c’est laid, enfant au-delà de l’enfance, et une voix profonde comme la nuit, elle a l’air d’être la dernière expression de tout un monde, son charme et sa négation. A vingt-six ans, elle n’a pas cessé d’en avoir seize, malgré ce sentiment qu’elle a d’être d’une beauté scandaleuse, et elle aime ce scandale, entre autres. Bien que du pays familial il n’y ait plus qu’une image effacée, intermittente et lointaine au fond de ses yeux glauques, et encore elle n’est pas sûre de ne pas confondre Tiflis avec des paysages de la Suisse italienne où elle se revoit à cinq ans accrochée aux jupons de sa mère, et il y a des cristaux sur la table, et de la mandoline en l’air, et des messieurs empressés autour de Mme Simonidzé, et des montagnes, les lacs bleus, des jouets de bois peint … bien que du pays familial, et de son père, un homme avec une barbe noire et des puits de pétrole, elle ne sache guère que ce que racontent des photos jaunissantes que sa mère entasse dans un coffret persan, Catherine, comme Hélène Mercurot, son aînée, a gardé de là-bas ce roucoulement de pigeon, qui fait que dans un lieu public les gens se retournent surpris, et elle aime par un certain mauvais goût à quoi tout conspire, à compliquer d’un parfum d’aventurière son allure imperdable de fillette blessée. Elle est, elle restera du temps des cartes postales de Raphael Kirchner, le Viennois, où de demi-vierges en camaïeu sur fond d’or soufflent des ronds de fumée, cueillent des cerises avec des bras nus. Le commandant Mercurot est arrivé à déshabituer sa femme de la cigarette, mais il doit bien supporter les Batscharis de sa belle-sœur, même à table, même quand il y a là un de ses subordonnés, comme le lieutenant Desgouttes-Valèze, ou Régis, ou Saint Juran.
Le destin de Pierre de Sabran n’émeut pas très vivement Mlle Simonidzé. Elle dit que dans cette histoire s’il y a une victime c’est Mme Brunel, qui est très belle, paraît-il, et dans la société actuelle toutes les femmes sont des esclaves, et il faut prendre leur parti à toutes les occasions.
Le commandant fait observer que la victime a un certain train de maison, et somme toute partage avec son mari les fruits de l’usure, mais Catherine se fâche un peu. Puisque c’est son mari, c’est un maître, et vous êtes tous les mêmes à jeter la pierre aux femmes, elles ne sont pas solidaires de vous. […]
Louis Aragon "Les cloches de bâles"
(1964)
Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.
C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame.
C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme.
Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d’angoisse, si bien décrite et analysée par certaines des personnalités que votre commission spéciale a entendues au cours de l’automne 1973.
Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s’en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection.
Parmi ceux qui combattent aujourd’hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d’aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu’ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l’appui moral dont elles avaient grand besoin ?
Je sais qu’il en existe et je me garderai de généraliser. Je n’ignore pas l’action de ceux qui, profondément conscients de leurs responsabilités, font tout ce qui est à leur portée pour permettre à ces femmes d’assumer leur maternité. Nous aiderons leur entreprise ; ous ferons appel à eux pour nous aider à assurer les consultations sociales prévues par la loi.
Mais la sollicitude et l’aide, lorsqu’elles existent, ne suffisent pas toujours à dissuader. Certes, les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes sont parfois moins graves qu’elles ne le perçoivent. Certaines peuvent être dédramatisées et surmontées ; mais d’autres demeurent qui font que certaines femmes se sentent acculées à une situation sans autre issue que le suicide, la ruine de leur équilibre familial ou le malheur de leurs enfants.
C’est là, hélas !, la plus fréquente des réalités, bien davantage que l’avortement dit de "convenance". S’il n’en était pas ainsi, croyez-vous que tous les pays, les uns après les autres, auraient été conduits à réformer leur législation en la matière et à admettre que ce qui était hier sévèrement réprimé soit désormais légal ?
Ainsi, conscient d’une situation intolérable pour l’Etat et injuste aux yeux de la plupart, le gouvernement a renoncé à la voie de la facilité, celle qui aurait consisté à ne pas intervenir. C’eût été cela le laxisme. Assumant ses responsabilités, il vous soumet un projet de loi propre à apporter à ce problème une solution à la fois réaliste, humaine et juste.
Simone Veil, une vie (2008) (projet de loi sur
l’avortement, 1974)