Maria Ghjentile



Maria Gentile

Parmi les patriotes exécutés figure le fiancé de Maria Gentile. C’est un fait avéré, recoupé par divers témoignages. L’incertitude majeure porte sur le nom de famille de Maria Gentile – Maria Gentile étant ici exclusivement un prénom – comme il existe encore un doute sur le nombre précis de condamnés à la peine capitale et sur leur identité propre . (4)

Selon Jacques Denis, auteur entre autre d’une étude, fort bien documentée, sur la participation d’un régiment de Jurassiens au service du roi de France, Maria Gentile porterait le patronyme de Belgodere, et serait la fiancée de Giovanni Guidoni.

D’après Yvia Croce in « La Révolution Corse (1729-1769) », il s’agirait de Maria Gentile Guidoni fiancée à Don Pietro Leccia.

Pour Ghjuvan’ Petru Lucciardi, santupetracciu (il est né à Santu Petru di Tenda en 1862), auteur d’une pièce de théâtre en trois actes, « Maria Jentile », publiée en 1912, il s’agirait également de « Maria jentile Guidoni née à Poggio d’Oletta, fiancée à Bernardu Leccia d’Oletta ».

Plus près de nous, dans « U Maceddu », autre remarquable pièce de théâtre sur le même sujet, Rinatu Coti, son auteur, ne précise pas le patronyme de notre héroïne mais cite Bernardu Leccia comme étant le fiancé de Maria Ghjentile.

On pourrait encore citer l’Abbé Jean-Ange Galletti qui évoque dans son « Histoire illustrée de la Corse » de 1863, une dénommée « Gentile, fiancée à Leccia »…

Au-delà de la réalité des faits, historiquement reconnus, des zones d’ombre subsistent donc quant à l’identité précise des différents protagonistes, les archives étant souvent incomplètes et les témoignages parfois « de seconde main ».

C’est principalement par la tradition orale que l’histoire de Maria Gentile a été immortalisée.

Le corps désormais pitoyable de son fiancé est (comme ceux de ses autres malheureux compagnons), encore exposé, en ce début d’automne 1769, sur la place du couvent Saint François d’Oletta, gardé par les soldats du roi, avec interdiction absolue à quiconque de s’en approcher.

Que faire face à un tel déploiement de moyens ? C’est que le village, en cette année 1769, a déjà payé un lourd tribut à la guerre. Voici ce que nous en rapporte Jacques Denis : « A Oletta sont recensés 87 feux et 97 demi-feux. Une proportion inhabituelle. En effet, nous avons effectué quelques sondages dans les pieve de Ghjunssani, Niolu, Caccia, et celle du Cap Corse. Pour ce qui concerne les demi-feux, on trouve une fourchette de 30 à 50 % ; à Oletta on approche les 90%… Toujours à Oletta, l’on recense 119 hommes pour 184 femmes, 62 d’entre elles sont veuves, 9 sont âgées de plus de 60 ans. Les 53 autres (sauf une) ont des enfants en bas-âge, dont 6 sont âgés d’un an, ce qui implique la présence d’un père dans les deux ans précédents tout au plus ».

Maria Gentile est alors à peine âgée d’une vingtaine d’années. Elevée selon le code de l’honneur corse, elle possède la passion des jeunes filles de son âge. Ce qui domine cependant en elle, par-dessus tout, c’est sa soif d’absolu.

« Comu ! Aghju persu u lumu di l’ochji, a luma di u cori, u punteddu vivu di a casa, è staraghju quicci à mani bioti, à spaddi scunsi di pinseri è di primura … ? » (5)

C’est ainsi que s’exclame notre héroïne dans la scène VI de « U Maceddu » de Rinatu Coti.

La décision est désormais arrêtée : coûte que coûte, elle prendra, à la nuit tombée, au moment où la garde se fait moins vigilante, le petit chemin qui descend jusqu’au couvent depuis le promontoire de Monticellu, en contrebas du village de Poggio d’Oletta. C’est sa conscience qui la pousse.

Comme Antigone, Maria Gentile va accomplir un acte inutile mais nécessaire, afin de donner à son fiancé une sépulture digne.

« …È vogliu renda u so duveru à l’omu. L’usanzi i mantinimu noi altri i donni, patroni di a rocca è di u focu di casa … » (6) (Rinatu Coti, « U Maceddu », Scène VI).

L’intolérable serait de laisser sans tombeau les corps en décomposition, celui du frère pour l’une, celui du fiancé pour l’autre. Comme Antigone, Maria Gentile bravera la loi, parce que « un mort n’a pas besoin d’être tué deux fois ».

Sa mission accomplie, Antigone ira rejoindre son frère Polynice dans la mort. Pour elle, la loi de sa propre cité, la loi de sa – tragique – famille n’a plus aucun sens, la morale ne devant s’appliquer qu’aux vivants.

Maria Gentile, n’admet pas non plus l’implacable loi mais, contrairement à celle de Thèbes pour Antigone, cette loi-là est imposée de l’extérieur. C’est la loi du tyran qui va jusqu’à bafouer le culte des morts.

C’est finalement dans la mort qu’Antigone sera plus forte que Créon.

C’est en continuant à vivre, à lutter, que Maria Gentile pourra vaincre la loi barbare. Le combat, selon elle, doit être mené jusqu’à son terme, c’est ainsi. Le Créon de Maria Gentile se serait, dit-on, montré magnanime vis-à-vis de la jeune fille. (7) Ne se trouve – t-il pas plutôt, sur l’instant, déstabilisé, décontenancé, par la formidable conviction qui émane d’elle ? Et tout autour, la répression ne continue-t-elle pas ?

Dans un déconcertant jeu de miroirs, portée par une logique sans doute encore inconsciente de vendetta, la solidarité fraternelle va s’inverser chez Maria Gentile. Comme il est d’usage en cas de mort violente du fiancé, Maria Gentile, femme de devoir mais femme libre, épousera le frère du malheureux, les mariages étant aussi des alliances entre familles.

Cependant, ici, la famille semble s’inscrire dans un cercle beaucoup plus large. Il en va même, peut être, de la sauvegarde des valeurs de son peuple, des valeurs de sa cité.

Maria Gentile, dans cette sorte d’intemporalité méditerranéenne, incarne ainsi, par une bien mystérieuse fusion, « l’anachronique modèle » de Sophocle. Il ne semble alors en aucune façon insensé d’affirmer que Maria Gentile n’imite pas Antigone ; que Maria Gentile n’a sans doute jamais connu Antigone ; parce que, tout simplement, Maria Gentile EST Antigone.

Jean-Claude Calassi

Accademia Corsa, ghjennaghju 2006.

 

Bibliographie :

– Description de la Corse de A. Giustiniani, Préface, notes et traduction

de Antoine-Marie Graziani, Editions Allain Piazzola (1993).

– Jean-Ange Galletti, Histoire illustrée de la Corse de 1863, rééditée par Laffitte.

– Paul Arrighi, La vie quotidienne en Corse au XVIIIe siècle, Hachette (1970).

– Antoine-Marie Graziani, Pascal Paoli, Ed. Tallandier (2004).

– Michel Vergé-Franceshi, Paoli, un Corse des Lumières, Ed. Fayard (2005).

– Jacques Gregori, Nouvelle histoire de la Corse, Jérôme Martineau (1967).

– James Boswell, Etat de la Corse, présentation de Jean Vives, Ed. CNRS (1992).

– Voltaire, De la Corse, opuscule paru aux éditions Marzocchi (1989).

– Hyacinthe Yvia-Croce, Quarante ans de gloire et de misère, La Révolution de Corse (1729-1769), Editions Albiana (1996).

– Gaston d’Angelis, Don Giorgi, Georges Grelou, Guide de la Corse mystérieuse, Tchou éditeur (1995).

– René Sédillot, La grande aventure des Corses, Editions Fayard (1969)

– Rinatu Coti, U Maceddu, pièce de théâtre, Cismonte è Pumonte Edizione (1988).

– J P Lucciardi, Maria Jentile, Imprimerie Ollagnier (1912).

– Damien Bregnard, Jacques Denis, Philippe Riat : Des Jurassiens à la conquête de la Corse, recherche publiée sur histoire-généalogie.com. le 01/05/2003.

Le site Histoire du Nebbiu (voir liens), demeure incontournable pour quiconque souhaite se documenter sur la micro – région.

Maria Gentile a également inspiré une bien belle chanson à l’amicu Jean-Claude Fiori, u nostru paisanu. Rappelons enfin qu’une dynamique association de Poggio d’Oletta porte également le nom de  » Maria Gentile « .

Notes :

1/ La commune actuelle de Poghju d’Oletta comprend les  » villages  » de, Olivacce, Poghju Supranu et Monticellu.

2/ Ce que confirme Jean-Jacques Rousseau , cité par René Sedillot, in La Grande aventure des Corses (page 171) :  » L’expédition de Corse, inique et ridicule, choque toute justice, toute humanité, toute politique et toute raison…N’ayant pu conquérir le peuple par le fer, il l’a fallu conquérir par l’or « .

3/ L’Etat corse indépendant de Pascal Paoli, qui servira d’exemple aux Patriotes américains, s’était doté d’une constitution moderne,  » propre à assurer la félicité de la nation « . Il disposait également, d’une capitale, d’une armée, d’une marine, de chantiers navals, d’une monnaie, d’une imprimerie nationale, d’un journal officiel, d’une université, d’un drapeau, d’un hymne national…

4/ Les noms qui reviennent le plus souvent sous la plume des historiens sont ceux de Domenico Cermolacce, Bernardo Leccia, Don Pietro Santamaria, ainsi que des frères Giovanni et Giovanni Camillo Guidoni de Poggio d’Oletta.

5/  » Comment ! J’ai perdu l’éclat de mon regard, la flamme de mon cœur, le soutien puissant de ma maison, et je devrais demeurer là, les bras ballants, détachée de tout, sans soucis, sans même aucune préoccupation… « 

6/  » Et, envers l’homme, je veux accomplir mon devoir. Il revient à nous, les femmes, nous, gardiennes du foyer, de veiller à maintenir les valeurs de notre peuple… « .

7/ Faisant preuve de mansuétude en l’occurrence, Noël De Jourda, Comte De Vaux, général en chef des armées du Roy, accordera sa grâce à Maria Gentile, mais désormais, dans cette île qui n’a jamais connu de servage, les citoyens sont réduits au rang de simples sujets. La sévère, mais équitable, Ghjustizia paolina (sous le gouvernement de Pascal Paoli), cède la place à la justice de la monarchie absolue et au bon vouloir du prince. En Angleterre, à titre de comparaison, la loi d’habeas corpus a été adoptée en 1679…

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Rédigé par Xavier Casciani le Jeudi 6 Juin 2019 à 06:44 | Lu 6659 fois

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